Innovation de rupture - la grande illusion

Non, Monsieur Le Maire, le Fond pour l'Innovation et l'Industrie ne financera pas l'innovation de rupture !


Bruno Le Maire défend le fond pour l'innovation et l'industrie
Jeudi 13 septembre, Bruno Le Maire a soutenu l'importance du fond pour l'innovation de rupture lors de la réunion de la commission chargée d'examiner la loi PACTE. Filmé, il a ensuite tweeté sa vidéo.

Le fond, lancé le 15 janvier 2018 sera doté de 10 milliards d'euros qui iront financer d'après Monsieur Le Maire l'innovation de rupture.

Sera car les 10 milliards proviennent de la vente d'actifs qui sont prévus dans la loi PACTE. En fait de 10 milliards, ça sera 200 ou 250 millions car ne seront investis que les intérêts. Ça fait quand même une différence !

Quand on y regarde de plus près seront investis:

  • 70 millions dans les startup deep tech via la BPI
  • 140 millions pour des projets sur l'Intelligence Artificielle (100 millions) ou d'autres projets d'innovation de rupture
C'est donc le Conseil de l'Innovation qui, dans sa grande sagesse, choisira où se niche l'innovation de rupture. Le problème, c'est que deep tech n'est pas exactement synonyme d'innovation de rupture.

A quoi reconnait-on l'innovation de rupture ? 

L'innovation de rupture d'après Clayton Christensen
Innovation de rupture d'après Clayton Christensen
Les travaux de Clayton Christensen nous éclairent sur ce point: une innovation de rupture, c'est d'abord une solution qui fonctionne moins bien et qui se vend avec une marge plus faible. Elle vise initialement des non-clients ou des clients qui n'ont pas besoin des produits sophistiqués existants. 

C'est d'ailleurs pour ça que les grandes entreprises ont autant de mal: elles connaissent les innovations de rupture et choisissent délibérément de les ignorer car ça n'est pas intéressant pour elle dans leur recherche de croissance. Et elle n'ont pas envie non plus de sacrifier leurs marges.

Ensuite, sachant que la technologie évolue plus vite que les besoins des utilisateurs, les entreprises qui proposent l'innovation de rupture viennent graduellement grignoter les clients des grandes entreprises. Comme ce sont les clients les moins intéressants, les entreprises ont tendance à se réfugier vers les marchés haut de gamme jusqu'à éventuellement disparaitre. 

Vous avez bien reconnu le dilemme de l'innovateur

Pourquoi les entreprises ne répliquent-elles pas ? 

Browser War d'après Wired
Browser War d'après Wired
Si les grandes entreprises connaissent l'existence des innovations de rupture, pourquoi ne répliquent-elles pas ? 

Au départ, comme je viens de l'expliquer, elles ne sont pas intéressées par un marché quasi inexistant et à faible marge. C'est l'asymétrie de motivation. Ensuite, les nouvelles entreprises développent des compétences spécifiques liées à ces nouveaux marchés. c'est l'asymétrie de compétence

En réalité, certaines grandes entreprises répliquent bien et si le nouvel entrant n'a pas eu le temps de développer une asymétrie de compétence, alors il est en grand danger. C'est d'ailleurs ce qui est arrivé  à Netscape quand ils se sont attaqués de front à Microsoft. 

Et la deep tech ? 

Dans son article sur la deep tech, la BPI met en avant: 
  • la prévision d'effets secondaires liés au traitement du cancer grâce à un test sanguin (NovaGray)
  • de la bio-impression 3D (Poietis)
  • la création de Chatbot (BotFuel)
  • des nanocapteurs (NanoLike)
  • des revêtements qui changent de couleur suivant la température par exemple (OliKrom)
Je ne suis pas spécialiste des différentes solutions proposées, mais NovaGray, par exemple, propose aux particuliers de faire le test. Ce qui peut représenter une innovation de rupture pour les fournisseurs comme GE HealthCare. 

Schéma des plateformes conversationnelles d'après Gartner
Plateforme conversationnelle d'après Gartner
En revanche, même si j'aime bien le positionnement de Javier Gonzales, le CEO de BotFuel, les chatbots ont une place dans la relation client ou encore le recrutement qui ne me semble pas remettre pas en cause la chaine de valeur. Il s'agit plutôt d'une innovation incrémentale, même s'ils s'appuient sur des algorithmes sophistiqués de reconnaissance de langage naturel. D'ailleurs, Anne-Valérie Bach de Serena Capital me confiait déjà en avril 2017 que les fonds ne cherchaient plus des chatbots dans lesquels investir. 

Et c'est là tout le problème. La deep tech sert essentiellement l'innovation incrémentale. L'innovation de rupture est, elle, beaucoup moins fréquente. 

Du neuf avec du vieux

Cette distinction essentielle à mes yeux semble très éloignée des préoccupations des politiques. En effet, les projets (2/3 des montants quand même) visent à "financer des programmes qui répondent à des enjeux prioritaires". Ils "mettront en prise laboratoires, PME et grands groupes". Ce qui correspond peu ou prou aux objectifs des pôles de compétitivé lancés en 2005, il y a 13 ans !

De la recherche aux débouchés industriels
De la recherche aux débouchés industriels
En fait, le problème sur lequel on continue de buter, c'est celui de l'articulation entre recherche et débouchés industriels. C'est d'ailleurs pour ça qu'on a créé les SATT et dépensé près d'un millard d'euros pour des résultats qui se font attendre. 


Bref, un peu de culture économique et business ne ferait pas de mal à nos leaders politiques pour ne pas tout mélanger. Et s'il faut aider des chercheurs à devenir des entrepreneurs, je suis disponible ;-)

Quant à vous, chers lecteurs et lectrices, n'hésitez pas commenter pour réagir.

Pour aller plus loin, trois livres indispensables de Clayton Christensen:

Commentaires

  1. Excellente analyse. Pour compléter vos propos, un examen de la composition des membres du conseil de l'innovation chargé de gérer ce fond montre qu'il est composé à 50% de représentants de différentes administrations de l'Etat et à 50% de représentants du monde de l'entreprenariat. Ces derniers sont issus à 40% du secteur de la santé. L'absence de diversité dans les profils des réprésentants de ce conseil de l'innovation (ce qui n'enlève rien en leurs qualités personnelles) et sa centralisation sur Paris va une nouvelle fois aboutir à un gaspillage façon Saclay et à des coups opportunistes de la part d'un seul secteur industriel. Il n'y a pas d'incitation à chercher à identifier des projets générant des effets de levier max pour l'ensemble de l'industrie française par transversalité/collaboration, ni d'obligations de diffusion imposée dans ce sens. Ce dispositif ressemble à un objet de communication politique, ni plus ni moins.

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  2. Encore faudrait-il que les politiques s'accordent sur le sens donné au mot innovation avant de savoir s'il s'agit d'une innovation de rupture ou pas. Je m'attends à des surprises avec des définitions non orthodoxes du genre : améliorer les inventions.

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  3. Je vais vous donner un avis sur les deux points suivants :
    1-votre conclusion sur la deeptech "La deep tech sert essentiellement l'innovation incrémentale. L'innovation de rupture est, elle, beaucoup moins fréquente"
    2- Plus globalement sur le paragraphe "Du neuf avec du vieux" et votre poste sur Quora (que j'ai commenté directement sur le site)
    Pour des soucis de précision j'ai repris quelques Verbatim de votre édito et votre post sur Quora

    Point 1 :
    Votre conclusion est issue de l'analyse de 5 startups considérées par BPI comme étant des startups Deeptech. Les Deeptechs sont des technologies issues du monde de la recherche (parfois fondamentale) académique / publique, les startups Deeptechs s'appuient sur ces technologies brutes pour se développer. Le potentiel applicatif (nbre d'applis) et disruptif d'une techno Deeptech est proportionnelle à l'intensité de la R&D qui a permis de la voire éclore. En ce sens le potentiel de création de valeur sur le long terme d'une startup Deeptech peut être conséquent , car elle peut avoir la capacité de venir changer une filière entière de manière durable. Cependant il appartient aux entrepreneurs de porter cette vision transformationnelle c'est à eux de transformer le potentiel des technos Deeptech, un potentiel qui s'exprimera pleinement sur le long terme. Hors les entrepreneurs doivent trouver à court termes des applications viables économiquement pour faire vivre la startup / la crédibiliser c'est surtout En France (contrairement aux US où certaines startup Deeptech Robotiques sont valorisées à des Milliards alors qu'elles sont encore en phase de R&D et qu'elles n'ont aucun produit ). L'écosystème fait que l'entrepreneur doit parfois s'adapter sans pouvoir exploiter au maximum le potentiel des technos sur lesquels repose la startup. Vous êtes très certainement familier de la scène startup Tech (qui concerne la typologie de la plupart des startups issus d'accélérateur du type Numa, The family, YC...). Les startups de la Tech s'appuient sur des technos Deeptech accessibles et gratuites pour se développer, typiquement le Canal INTERNET sur lequel s'appuie la totalité de ces startups pour délivrer leurs services et produit est une Deeptech!! l'internet a été développé par des labos publics (Suisse Français au départ et ensuite US...). A ce propos vous pouvez lire l'article suivant que j'ai écrit sur le sujet https://medium.com/@dioldfox/from-deeptech-to-tech-0-b7f89a8d4d92
    Les startups Deeptech qui ont réussis restent méconnus du grand public parcequ'elles ont un modèle économique essentiellement BtoB, voici quelques Startups Deeptech Françaises ou anciennes stratups Deeptech (dont certaines que j'ai accompagnées) qui ont ou qui vont de manière durables transformer les secteurs sur lesquels elles sont positionnées (elles ont souvent un portefeuille de brevets kilométrique) :
    http://www.isorg.fr/ (30 Millions € levés...)
    https://www.aledia.com/en/ (70 Millions € levés)
    https://www.soitec.com/fr (IPO, Valo 2Milliards €)
    http://www.exagan.com/en/ (Series A 5Millions €)
    http://www.uromems.com/fr (Series A 12 Millions €)
    http://www.cea-tech.fr/cea-tech/Pages/a-propos-de-cea-tech/nos-reussites/movea-groupe-invensense.aspx (Movea Re
    La création de valeur de ces startups n'est pas visible par le grand public, par contre elles vont transformer des pans entiers des industries sur lesquelles elles sont positionnées.
    Je dirai juste que votre conclusion est un peu hâtive sur le potentiel des startups Deeptech, c'est dommage le sujet mérite un peu plus de profondeur d'analyse.

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  4. Point 2 ... il y a du pain sur la planche ;)) je prends la tronçonneuse !!

    "Tous ces efforts ne font pas avancer la résolution du principal problème : l'écart culturel" "comment penser qu'un entrepreneur va accepter de développer un résultat de recherche auquel il n'a pas participé?" "tant que les chercheurs seront réticents à s'associer dans les startups, ça sera compliqué". " Et il faut aider les chercheurs à devenir entrepreneurs"

    Ca tombe bien, je suis précisément celui qui chez Linksium (SATT de Grenoble) s'occupe de la constitution d'équipes de cofondateurs pour les startups Deeptech qu'on aide à créer. Nous avons une mission de transfert technologique avec un modèle de startup studio (plutôt Deep startup Studio). Nous constituons from scratch des équipes de cofondateurs avec des couples chercheurs /entrepreneurs ou entrepreneurs/ entrepreneurs.... Pour répondre à votre interrogation, oui il existe des entrepreneurs qui acceptent de développer un résultat de recherche auquel il n'ont pas participé : un exemple concret le projet MOÏZ que j'accompagne actuellement parrainé par Ludovic Lemoan (CEO de Sigfox), sur ce projet j'ai recruté deux entrepreneurs (CEO- CTO) qui travaillent en étroite collaboration avec l'équipe de chercheurs à l'origine de la techno : https://www.placegrenet.fr/2018/10/08/transfert-de-technologie-reussi-pour-les-fondateurs-de-la-startup-grenobloise-moiz-avec-ses-capteurs-connectes-autonomes/209623. Dans la rubrique couple Chercheur / Entrepreneur (serial entrepreneur Deeptech) La Startup Microlight 3D : https://www.linksium.fr/wp-content/uploads/2015/10/CP-NOV2018-Microlight-SATT-Linksium.pdf Denis Barbier ex CEO et cofondateur deTeem Photonics (40 M€ levés...) s'est associé avec Michel Bourio (chercheur entrepreneur) pour cofonder la startup. Nous accompagnons les chercheurs dans leur transformation vers le métier d'entrepreneur et nous nous sommes outillés pour constituer des équipes mixtes chercheurs / entrepreneurs. Quand on leur en donne les moyens et qu'ils sont dans un environnement bienveillant les chercheurs ont une capacité de transformation exceptionnelle vers l'entrepreneuriat. Notre vision est de constituer un écosystème entrepreneurial deeptech en formant des primo entrepreneurs chercheurs qui quand ils revendront leurs boites reviendront sur les bancs de Linksium s'associeront avec d'autres chercheurs qui eux seront entrain de démarrer... et là la boucle sera bouclée. Dans nos rangs de chercheurs non statutaires nous avons des doctorants qui ont la volonté d'entreprendre et créer leur boite Ex Paul Kaufmann CEO de Magia Diagnostics qui vient de lever 1M€ est un post doc que nous avons formé à l'entrepreneuriat : https://www.presences-grenoble.fr/actualites-start-grenoble/magia-diagnostics-leve-1-meu.htm nous l'avons aidé à compléter son équipe de d'associés co-fondateurs. Pour conclure, quand on se donne les moyens ça se fait... (je parle de la réduction de l'écart culturel). Concrètement sur l'ensemble des projets que nous avons accompagné nous avons constitué près de 40 équipes mixtes et /ou Entrepreneur/Entrepreneur.

    "C'est d'ailleurs pour ça qu'on a créé les SATT et dépensé près d'un milliard pour des résultats qui se font attendre", quels types de résultats attendez vous ? personnellement je considère qu'investir 1 Milliard (plus précisément 800 M€) pour en output avoir sur le long terme qqs boites comme Isorg/ Aledia / SOitec... ça vaut le coup !!

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  5. " Quant aux grands groupes, rien n’est fait pour leur simplifier la tâche. Les SATT ont une organisation territoriale, ce qui veut dire qu’il faut potentiellement 14 réunions pour sourcer les licences des brevets qui l’intéressent" Il n'y a aucun lien de cause à effet entre l'organisation TErritoriale et les 14 réunions potentielles que vous suggérez... L'organisation territoriale signifie juste que la SATT ne peut travailler qu'avec les Laboratoires issus de son territoire. Lorsqu'un projet est maturé les titres qui sont générés lors de la maturation technologique appartiennent à la SATT qui va directement négocier avec l'industriel et ensuite rétrocéder une partie des royalties aux universités dont est issue la techno. Tout ceci contrairement à ce que votre phrase suggère accélère la négo puisque l'industriel n'a plus qu'un seul interlocuteur qui est la SATT.

    Ce fut un plaisir de répondre à votre post
    Bien à vous
    Luc

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  6. Merci beaucoup pour votre commentaire et vos apports. C'est important de mettre en avant les startups (et scale-up) qui réussissent, donc merci pour ça. Nous n'avons peut-être pas la même définition de l'innovation de rupture. Je l'entends suivant la définition de Clayton Christensen comme expliqué dans l'article. Je ne nie pas l'apport de la deep tech, ni de la recherche fondamentale ou appliquée, au contraire, seulement, c'est un peu plus de la même chose, mais si au final, ça change la vie des gens. Le biais que je dénonce, c'est de penser automatiquement que deep tech = innovation de rupture alors qu'il s'agit en général d'innovations d'usage qui s'appuient sur des innovations deep tech largement disponible (votre exemple d'internet). Et j'aime bien votre idée que les startups peuvent commencer sur une approche incrémentale et ensuite, grâce au potentiel des technologies deeptech peuvent bifurquer sur de l'innovation de rupture. Ça serait intéressant d'avoir des exemples.

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    1. Attention, une deeptech reste une technologie et pas une innovation, l'innovation naît de la rencontre d'une technologie avec un marché et tel que je l'ai mentionné dans mon texte, il appartient aux entrepreneurs d'aller transformer ce diamant brut en bijou. L'industrie du Venture Cap a également son rôle à jouer dans cette transformation : dans la vallée les investisseurs sont prêts à mettre des centaines de millions d'€ pour permettre aux entrepreneurs de transformer le potentiel de la technologie sans que la startup ait à faire du chiffre. En Europe ce n'est pas encore le cas il y a un "trou ds la raquette" comme le mentionnait Dufourcq... Sans moyens, les entrepreneurs sont obligés d'aller sur de l'incrémental car le cash burn ne leur permet pas de tenir longtemps. Donc oui c'est le phénomène que vous avez observé avec les startups mentionnés par BPI comme étant des Deeptech.
      Il existe bien évidemment des degrés de rupture dans la Deeptech le potentiel est variable suivant les techno.
      La startup Exagan que je cite plus haut a commencé par vendre des wafers en GAN ce qui à l'époque ne présentait pas une innovation de rupture... avant de passer aux composants d'électronique de puissance en GAN. Il a fallu amorcer la pompe pour pouvoir faire évoluer le matériau pour ensuite pouvoir franchir le palier final. Exagan reste pour autant une Deeptech qui apporte une rupture dans la filière composants de puissance. Les entrepreneurs doivent trouver des stratégies pour accomplir leur vision et elle passe parfois par de l'incrémental

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